« Bien asseyez-vous mademoiselle…Malkovitch »
Je m’exécute. Il ouvre mon dossier d’un coup sec, cela m’arrache un rictus comme si l’on venait de mettre à ciel ouvert, mon anatomie.
« Je vous écoute. Quelle est votre motivation pour ce poste ? »

Je me raclai la gorge et clignai des yeux, mes lentilles de contact me brûlaient la cornée.

« Je pense que… »
« Vous n’êtes donc pas certaine de désirer ce poste ? »
J’évitais de perdre constance, fronçant les sourcils et poursuivant sur ma lancée.
« Que je suis faite pour créer et élaborer des machines. Je veux intégrer votre bureau d’études car… il ne se limite pas à un seul secteur de notre économie. »
« Poursuivez… »
« Il n’est d’être plus intelligent que la machine et… »

« Vous oubliez que l’Homme en est le créateur, il la surpasse donc dans tous les domaines. »

Je rétorquai, agacée :
« L’Homme a créé la machine car il se sentait trop seul pour envahir le monde. Nous avons créé la machine pour pallier à nos faiblesses. Ce en quoi elle est parfaite. »

L’homme arqua un sourcil et tiqua. J’avais touché un point sensible.

« Je vois d’après votre dossier que vous avez fais de la prison. La maison n’a rien contre les criminels, mademoiselle -Il affichait un sourire mesquin- mais, peut-être pourriez-vous me parler de cette « expérience » ayant mal tourné.

« Ma première création en robotique…a mal tourné comme vous dites. Elle a délibérément programmé un attentat sur St Petersburg. »

« Délibérément… Mademoiselle Malkovitch…Les machines n’ont pas de conscience ni de libre arbitre. Il s’agit plutôt d’une grosse erreur de programmation. »
Il referma mon dossier aussi sèchement qu’il l’avait ouvert et se leva. Il fit quelques pas longitudinalement puis se tourna vers la fenêtre. Mains croisées derrière le dos, il laissa tomber :

« Vous êtes compétente mademoiselle. Je suis conscient que de nombreuses corporations licencieraient par poignées leurs ingénieurs pour vous embaucher si l’on se tenait à votre seul talent. Aussi je vous répète, pourquoi avoir postulé chez nous ? »
L’équation était crétine : l’argent. Cette boîte vendait au monde entier mais par-dessus tout, détenait une technologie de pointe qui hantait et nourrissait mes obsessions les plus inavouées. Grâce à elle, je rendrais la vie à Alekseï. Mais ce n’était pas le discours qui l’émouvrait. C’était un test.

« Au fond vous n’êtes pas intéressé par l’argent. Vous êtes des scientifiques, c’est vous qui façonnerez notre monde de demain. Je veux en être. »

Il semblait acquiescer en silence à ma réponse. Une question me brûlait les lèvres depuis le début de mon entretient, il s’agissait d’une de mes angoisses les plus profondes, celle qui constituait à la fois ma fascination et ma répugnance ultime pour le métier que j’exerçais.

« Pourquoi les craignez-vous ? »

Je ne sais pas ce qui lui déplut le plus. Que je remette en question sa notoriété ou la rationalité de sa profession. Quoi qu’il en soit, sa réponse fut brève, elle tint en un seul mot : « Sortez ».

Je marchais à présent dans les rues de Moscou, ma candidature sous le bras. L’hiver allait être rude. Je venais d’échouer une fois de plus à l’un de mes entretiens d'embauche. J’avais beau avoir le CV le plus attractif du siècle, ces pourritures me claquaient toujours la porte au nez. Ironie du sort ? Je suppose que lorsque l’on nait avec un QI de 168 on peut rencontrer quelques difficultés à s’intégrer à la normalité.
J’habitais une chambre de bonne sous les toits d’un vieil immeuble au style « parisien ». Un quartier calme, situé près de l’Ambassade de France. Depuis que j’avais été libérée de l’établissement pénitencier « Le dauphin noir », le gouvernement russe éprouvait quelques difficultés à me savoir libre de mes mouvements. J’étais sous protection française, par quel mystère me direz-vous ? La génétique. Être la fille d’une ministre des affaires étrangères française, cela peut aider.

Tandis que je marchais, je retraçais d’une seule pensée, le début de ma vie. Un milieu plutôt favorisé que celui de ma famille. Mon père était avocat de renommée, ma mère politicienne. En quinze ans de mariage, la seule fois où ils se virent, furent pour me concevoir, moi et mon frère jumeau. Lui s’appelait Alekseï. Il fut bien le seul à me faire apprécier le genre humain pour ce qu’il est. Nous sommes tous deux nés en novembre, en Russie. Nous vivions une situation familiale éclatée. Nous voyions notre mère par conversation Skype et recevions ses colis postaux tous les mois. Notre père dut nous élever seul et à vraie dire, il était tellement obnubilé par ses affaires de justice que nous finîmes par nous suffire à deux. Je poussai un soupir. Le souvenir d’Alekseï était aussi douloureux que salvateur.

J’arrivais à mon appartement. Je grimpai les marches de plus en plus délabrées à mesure que l’on se rapprochait des toits. Je fis tourner la clef dans la serrure et entrai dans une pièce plongée dans l’obscurité. La seule lucarne d’où provenait un faible halo avait été tamisée à l’aide d’une laine grossière. Je m’avançais vers ma table de travail. Partout des plans de pièces étaient dessinés et juste devant moi gisait les bredouillements d’un nouveau prototype. Je caressais sa carlingue d’une main amoureuse.

Ma passion pour la robotique était née d’un drame. Quand j’eus seize ans, un incendie éclata au lyçée. Nous étions en plein mois de juin. A cette époque, les arbres sont comme du papier journal, ils s’embrasent à une vitesse…Quoiqu’il en soit, moi et mon frère avions suivi les consignes d’évacuation, comme ferait tout adolescent un minimum lucide lors d’avènements pareils, du moins je le suppose. Nous avions été séparés par la foule, au moment de passer la grande porte. On fit l’Appel mais il n’était toujours pas là, ainsi qu’une quinzaine d’autres élèves. Alekseï, pourquoi ?

Je revois l’incinérateur brûler les restes de son corps chétif calciné. Il avait rebroussé chemin au moment de sortir. Sans doute avait-il aperçu les élèves, les quinze manquants fumer, enfermés dans une salle ou je ne sais quoi. Quoi qu’il en soit en voulant les aider, il se retrouvait piéger, encerclé par les flammes…Maudits humains !
Je frappais mon bureau du poing, rejetant une larme d’un sec mouvement de main. Quoi qu’il en soit, depuis cet incident, je me mis à étudier la machine comme je ne l’avais jamais fais.

« Traumatisme lié à la disparition de son jumeau. Cela peut se traduire par des angoisses, un trouble affectif que votre fille semble vouloir combler en …élaborant des robots. Son QI n’arrange rien, elle aura tendance à se renfermer. »
Ce fut le seul psychiatre qui diagnostiqua jamais avec autant de précision ce qui m’arrivait. Mon nouveau hobbie ne pouvait pas passer inaperçu, mon père s’y intéressait. J’avais donné vie à de petits êtres de métal ou faits à partir de matériaux de récupération. Il s’agissait de prototypes pas plus gros que mon poing, mais ils avaient tous une utilité. Puis quand j’eus la main plus affirmée, je me mis à construire celui qui me fait tant défaut. Je rouvrais les yeux sur le demi-corps de robot installé sur ma table de travail. Sa tête était béante, en réparation.

« Alekseï »

Je devais avoir dix sept ans lorsque je parvins à terminer mon premier jumeau. Mon père s’en inquiétait un peu, il disait que ce n’était pas sain de vouloir faire revenir à la vie mon frère. D’attribuer son prénom à un grossier tas de fer. Peut-être avait-il raison, mais il était ma seule compagnie.

Je scrutais à présent le mur devant moi, des coupures de journal découpées soigneusement étaient accrochées. On pouvait lire les inscriptions : « attentat à St Petersburg », « Anya Malkovitch incarcérée ».

Je sortis finalement de cet enfer au bout d’un an. Mon père avait réussi à faire appel. Je fus envoyée chez les fous, piètre consolation. Je ne sais pas ce qu’ils m’injectèrent mais je crus devenir folle à voir des robots partout. Les infirmières, le docteur, les gardes…J’en étais morte de peur. Je serrai les dents, touchant mes avants bras autrefois meurtris par les piqûres amères des seringues et perfusions. Je parvins à lutter, à sortir, à retrouver ma liberté.

Je poussai un nouveau soupir. Je poursuivi mes études en cursus universitaire. Je les réussissais avec brio. Mes parents avaient passé sous silence mon parcours chaotique. Ils avaient peur de moi je le savais mais ils étaient également très fiers. Je n’essayais plus de reconstruire Alekseï. Le précédent prototype avait été désintégré suite à mon incarcération. J’avais peur de ce qui naîtrait dorénavant de mon labeur. Bien sûre, je continuais à créer mais à moindre échelle. Je m’assis sur mon tabouret et me relevait aussitôt, j’étais assise sur quelque chose. Je ramassais la lettre. Elle était ouverte. Si je n’avais pas été saine d’esprit, j’aurais dis qu’elle provenait d’un asile de fous. Elle me disait que j’y étais attendue, que j’aurais un emplois. Je l’avais ouverte mais l’avais laissée de côté. Je n’avais plus confiance en toutes les promesses d’avenir qu’une entreprise peut vous laisser sous-entendre. C’était un affreux mensonge, je ne trouverais jamais d’emplois. J’étais destinée à travailler dans l’ombre, peut-être valait-il mieux.

« Plans d’Alekseï »

Je lisais l’intitulé de mes schémas. J’avais recommencé à vouloir lui donner vie. Je jetai finalement l’enveloppe dans ma poubelle, ne prenant pas garde à la date figurant au dos de celle-ci. Je devais leur répondre sous une semaine ou me rendre sur place. J’haussai les épaules, la demande était donc périmée.

On frappa à la porte.

Je n’attendais pourtant personne. Je me saisi d’une clé de huit, méfiante et attendit, le pouls hanté par la chose campant le pas de ma porte.

« Qui est là ? »

On ne me répondit pas. Je n’avais entendu aucun bruit de pas s’éloigner. C’était louche. Je m’approchai finalement d’un pas lent de la porte. Mais au moment où j’allais finalement tourner le dos, j’entendis un grand fracas et vit la porte de mon appartement voler en éclats, projetant avec force de véritables pieux en ma direction. Je fus projetée à terre, la clef toujours serrée contre moi. J’eus tout juste le temps d’ouvrir les yeux pour apercevoir deux silhouettes noires s’infiltrer chez moi. Elles ne semblaient pas humaines. L’une d’elle s’exprima en un long râle répugnant :

« Anya Malkovitch ? »

Je jetai un regard horrifié vers les coupures de journaux accrochées au-dessus de ma table de travail où figurait mon identité. Ce simple regard les rassura apparemment sur leur intrusion. Ils s’approchèrent de moi.

Je perdis conscience.